ORAISON FUNEBRE POUR LE PROFESSEUR YAO SEKOU.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, honorable maîtres, chers collègues, bien chers étudiants, gens d’ici et d’ailleurs (puisque selon un certain mythe africain, en pareilles circonstances, sont aussi présents des gens d’un autre monde),
Le Département de Philosophie, dont je suis le chef, m’a confié le redoutable honneur de prononcer l’oraison funèbre de notre collègue, le Professeur YAO SEKOU JEAN, qui nous a malheureusement quittés le 04 Septembre 2011, suite à ce que l’on appelle pudiquement une longue maladie.
Si la pratique de l’oraison funèbre remonte à l’Antiquité avant de devenir un genre littéraire au XVIè siècle, cette pratique prend aujourd’hui la forme d’un snobisme, d’une civilité dont les préceptes sont énumérés dans les codes de conduite et qui, finalement, ne viennent pas de notre moi profond. L’oraison funèbre est justement devenue cette déploration cérémonieuse visant à créer une profonde émotion collective en faisant l’éloge du défunt. Il ne s’agira pas aujourd’hui pour moi de cette politesse cérémonieuse et raffinée qui rime avec l’hypocrisie et le mensonge. Mon propos de ce jour s’assimile à ce que le Philosophe Bergson appelle la politesse de cœur et de l’esprit, ce sentiment profond qui se vit et ne se dit pas aussi aisément parce qu’il est partage de considération, de fraternité et de sympathie.
Pour traduire ce sentiment incommensurable au langage, j’ai choisi de vous parler d’abord du Professeur YAO SEKOU et ensuite, de parler à mon PATRIARCHE (c’est ainsi que je l’appelais affectueusement). Oui, YAO SEKOU n’était pas seulement un collègue du département, que dis-je, un maître, parce qu’il m’a enseigné et formé, comme d’autres collègues ici d’ailleurs, mais il était aussi mon chaleureux Patriarche.
I/ Que vous dire de YAO SEKOU ?
En peu de temps, il me sera difficile de donner une image quelque peu complète du Professeur, du collègue, de l'homme, qu’il a été durant une vie si bien remplie.
Le Professeur YAO SEKOU JEAN est né le 01/01/1952 à Tiébissou. Il est marié et père de 5 enfants. YAO SEKOU avait certes 59 ans, mais il était terriblement jeune, jeune de corps et d’esprit. Il était rempli de vie et d’humour.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, chers collègues, gens d’ici et d’ailleurs, pour nous philosophes, la mort inattendue du Pr. YAO SEKOU s’inscrit dans la dialectique de la mort physique et de l’immortalité sociale et métaphysique ; celle-ci ne peut s’acquérir qu’après celle-là. Le Pr. YAO SEKOU aimait enseigner aux étudiants de DEUG I Philosophie le mythe d’ER le Pamphylien du livre X de la République de Platon. Si aujourd’hui, son âme entreprend le voyage d’ER le Pamphylien, nous pensons que comme toute âme, elle reste immortelle. Qui plus est, les actions menées par cet artiste des consciences, nous laissent espérer que les dieux de l’au-delà lui réserveront un meilleur sort.
Son parcours professionnel conforte notre espoir.
Après avoir obtenu le Baccalauréat littéraire, il entre à l’Université de Cocody en 1971. En 1974, il obtient la Licence d’enseignement de philosophie et rentre à l’Ecole Normale Supérieure où il sort titulaire d’un CAPES Philosophie en 1975. De 1975 à 1981, il exerce comme professeur certifié de Philosophie au secondaire public en Côte d’Ivoire. Ses activités d’enseignant ne l’empêchent pas pour autant de préparer, en formation continue, la maîtrise de philosophie qu’il obtient en 1981. Son ambition intellectuelle lui inocule le virus des études. Il demande une mise à disponibilité pour aller poursuivre ses études en France de 1981 à 1983. A l’Université de Paris IV Sorbonne d’alors, YAO SEKOU passe avec succès les examens du DEA en 1982, avant de soutenir, un an après, son doctorat 3è cycle, option philosophie morale et politique, avec la mention Très Bien à l’Université de Poitiers. Il faut mentionner que sa Thèse, d’inspiration hégélienne, était intitulée « Histoire et Responsabilité ». De retour au pays, le Docteur SEKOU eut du mal à être recruté comme enseignant à l’Université de Cocody. Il s’est donc contenté, avec son Doctorat, d’exercer les fonctions de professeur certifié de philosophie au Lycée classique d’Abidjan et de Bouaké de 1983 à 1992.
Une période importante de sa vie professionnelle va commencer avec la création et l’ouverture du Centre Universitaire de Bouaké en 1992. C’est alors que le Docteur YAO SEKOU fut recruté comme Assistant au département de philosophie. Dès cette entrée à l’Université et grâce à son expérience professionnelle et à son dévouement au travail, il fut d’abord secrétaire Principal de l’école des Lettres alors dirigée par le Pr. NIAMKE KOFFI. Je me souviens que pour nous, étudiants de la première promotion, les noms de SEKOU et de NIAMKE rimaient avec la propédeutique que nous décriions tant et à tort. Je revois encore cette silhouette et ce style SEKOU : Chemise tissu manches courtes, fourrée dans un pantalon tissu sans ceinture, le tout accompagné d’une petite cravate. Certains étudiants avaient fini par adopter ce style dit SEKOU quant d’autres aimaient le style AKINDES avec un gros sac porté en bandoulière sur un pantalon taille haute ou d’autres encore préféraient le look POAME fait de pantalon Jean’s sous un tee-shirt et une barbe qui faisait penser aux philosophes de l’Antiquité. Les autres collègues, quant à eux, se souviennent certainement des nuits blanches, passées avec YAO SEKOU, à l’administration même, aux fins d’afficher les résultats des étudiants dans les délais. C’est dire qu’on pouvait l’aimer ou pas, le Pr SEKOU a marqué la vie des étudiants et des enseignants de Bouaké. Ensuite, il a été nommé Secrétaire général de l’Université en 1997 sous la Présidence du Pr. KOUAKOU N’GUESSAN. En 2001, il passe Maître-assistant. En 2009, YAO SEKOU soutient son doctorat d’Etat sur HEGEL, option philosophie politique, sanctionné par la mention très honorable. Il est admis au grade de Maître de Conférences à la session 2010 du CAMES.
La même année, il est nommé Directeur de la scolarité par le Président de l’Université de Bouaké, le Professeur Lazare POAME. Ce fut la dernière fonction exercée par ce pionnier, bâtisseur de l’Université de Bouaké. Même sur son lit de malade à la maison, le Prof YAO SEKOU a continué d’exercer ses tâches de Directeur de la scolarité au point d’irriter certains de ses collaborateurs qui pensaient que loin du travail, il guérirait plus vite. Ils ignoraient sans doute que son travail était, entre autres, ce qui lui donnait des raisons de poursuivre la lutte contre la mort. Au fond, pédagogue au physique, YAO SEKOU était aussi psychologue dans l’âme. Il voulait soulager et rassurer tous ceux qui compatissaient à sa douleur.
Avant-hier professeur de Lycée, hier Professeur à l’Université, comment peut-on évoquer aujourd’hui le nom du Pr. YAO SEKOU en termes de veillée et de dépouille mortelle ? C’est la terrible interrogation qui nous conduit à disserter sur la mort.
Ultime transgression de l’homme dans la mesure où elle se définit par le corps sans vie, le cadavre, la mort apparaît comme le plus grand malheur de l’homme. Elle est une fêlure constante qui fait basculer l’univers, trouble la façade de la respectabilité. C’est pourquoi elle gouverne les vivants comme l’inévitable, l’indomptable expérience. Le Philosophe dira que dès qu’un bébé naît, il est assez vieux pour mourir.
Mesdames, mesdemoiselles, Messieurs, chers collègues, nous avons tant partagé avec SEKOU. Convaincu de sa mort, moi je sais que je mourrai. Et Vous ? En effet, si chaque pas dans la vie est un pas vers la mort, il est des morts qu’il faut assassiner ; ces morts qui arrachent les plus vigoureux, les plus frais, les plus productifs.
Par la disparition du Pr. YAO SEKOU, la scolarité de Bouaké devient orpheline et le département de Philosophie, orphelin de l’enseignement de HEGEL. Avec ce vide difficile à gérer, je constate avec vous que la mort a envahi tout l’espace : elle est sur terre, dans l’eau, dans l’air ; elle court, saute, rampe, elle cherche, traque tout le monde et toutes les choses. Mais loin de tuer en nous le goût de l’aventure intellectuelle, et au nom des responsables qui ont bâti cette Université avec le Professeur YAO SEKOU, nous devons capitaliser nos souffles pour les jeunes que nous formons, pour ce soir même et pour demain.
Voilà, vous qui êtes témoins des dernières heures de la dépouille du Pr YAO SEKOU que nous veillons, le sens de nos cris, la signification de nos larmes. C’est aussi et surtout le sens de notre espérance. Le Pr YAO SEKOU n’est pas mort à la vie sociale et intellectuelle puisqu’il laisse à la postérité une femme, 5 enfants, 6 publications scientifiques et des milliers d’étudiants qu’il a formés et encadrés.
Permettez à présent, Mesdames, mesdemoiselles, Messieurs, gens d’ici et d’ailleurs que je m’adresse directement à mon Patriarche avant de me réduire au silence méditatif qu’impose la douleur de cette mort dont le philosophe dit qu’elle n’est rien pour nous.
II/ QUE DIRE ENFIN A MON PATRIACHE EN CE JOUR SI DOULOUREUX ?
Comme l’histoire de l’élan vital qui, à son origine, est condamné à rencontrer l’adversité de la matière dont il triomphera pour ensuite traverser toutes les autres formes de vie, y compris la matière elle-même, nos premiers rapports, je l’avoue, n’ont pas été ceux des plus fraternels. Tu symbolisais pour nous, étudiants de la première promotion de l’école des Lettres de l’Université de Bouaké, le système éducatif d’alors et par conséquent, la trahison. Je me souviens de la grève liée à l’enseignement du Latin que vous vouliez nous imposer en DEUG II Philosophie, le Dr POAME, alors chef du Département, et toi. Je me souviens des notes sur fond de numéro cellulaires que tu nous avais distribuées en Saint Thomas en Licence. Tu fus, patriarche, le premier et seul enseignant avec qui j’ai obtenu 03/20 en philosophie. Cette note que j’ai contestée vigoureusement m’a aidé à comprendre qu’on pouvait être grand ou se croire grand, mais que la meilleure grandeur est assurément celle que l’on acquière dans la rigueur et l’humilité.
La vie qui est Amour et dévoilement d’imprévisibles nouveautés a ramassé et fondu notre passé dans un présent et un avenir qui nous ont rapprochés et liés comme un fils à son patriarche. C’est d’ailleurs ainsi que tu voulais que je t’appelle. De la première campagne du Professeur POAME au poste de Doyen à tes derniers jours de malade dans ta chambre, à la maison et au CHU, en passant par mon élection à la tête du département, ta gestion rigoureuse de la scolarité, le traitement des dossiers de Bouaké à Bouaké, la vie n’a cessé de nous rapprocher. En réalité, tout ce qui nous opposait toi et moi est au fond ce qui nous rapprochait et nous unissait.
Tu aimais le travail bien fait. Pour toi, tout travail, quel qu'il soit, devait être bien fait. L’Université de Bouaké était ta passion, ta chose. Tu aimais les défis et tu avais une âme de gagneur.
Au moment de te dire l’éternel A-DIEU, je voudrais publiquement te faire ces confidences et te dire ce que je retiens de toi :
- Je suis fier de la formation que j’ai reçue à l’Université de Bouaké et dont tu étais un artisan.
- Je garde en mémoire combien tu es resté stoïque et digne devant la douleur et la maladie jusqu’à ton dernier souffle. Tu étais un homme d’honneur.
- Tu étais animé d’une profonde foi. Mieux que Bergson, tu n’as pas laissé un testament exprimant ton vœu de te convertir au christianisme. Tu l’as fait de ton vivant. Durant les dernières semaines de ta vie, cette foi profonde a été merveilleusement soutenue par ta famille. Tous tes enfants t’ont entouré et ton épouse était tout simplement là, à tes côtés, attentive et courageuse.
- Tu es parti avec le titre de PROFESSEUR. Je sais, tu y tenais au plus profond de toi. C’est là ta victoire sur la mort. C’est pourquoi comme ce poète, je dis : « Ô mort ! Ô néant ! Que tu es cruelle ! Aujourd’hui encore tu brûles mon cœur ! Mais où est ta victoire ? Il est mort, Je pleure, moi j’ai tort, Là-bas, il dort ».
Si tu arrives là où tu vas, salue de ma part Dr DENOS, Dr TADE ROBERT, ZEKRE, VALENTINE et MARIE CLAIRE. Transmets mes amitiés au Dr POAME ANDERSON 1er, l’économiste, parti si tôt. Tu ne la connais certainement pas, mais de par nos traits de ressemblance tu sauras que c’est ma sœur aînée. Dis à BRIGITTE que je l’aime et je pense à elle.
De là où tu es, Patriarche, au nom du Père, veille sur ta famille. Je pense à maman Marguerite, ton épouse et à tes enfants : Alice, Stéphanie, Isabelle, Nathalie et Benjamin. Au nom du Fils, veille sur moi-même Patriarche et sur tous ces fils qui te considéraient comme un père, et au nom du Saint Esprit, veille sur l’Université de Bouaké qui s’apprête à repartir là où tu l’as fait naître.
Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, gens d’ici et gens d’ailleurs,
Au nom du Département de Philosophie,
Et en mon nom personnel,
J’ai dit.
Prof. Henri BAH
Maître de Conférences
Chef du Département de Philosophie
Université de Bouaké.
Email : bahhenri@yahoo.fr